Le naufrage de la Compagnie Morelli.

PAR PAUL SILVANI

Le lundi 16 mai 1892, "Le Phare de la Corse" annonce que les cinq steamers de l'ancienne compagnie Morelli ont été vendus aux enchères à la Bourse de Marseille. Alors que la mise à prix avait été fixée à 755.400 francs, la compagnie Fraissinet a été déclarée acquéreur pour la somme d'un million des bâtiments "Bocognano", "Ville de Bastia", "Comte Bacciochi", "Persévérant" et "Evénement".

La compagnie Morelli a vécu, commente le journal bastiais. Ce n'est pas sans un très vif regret que nous avons assisté à l'effondrement de cette société, que deux naufrages matériels ont mise dans l'impossibilité de continuer le service postal entre le Continent et la Corse. Les causes de ce désastre sont multiples, et l'on peut dire que la plus terrible a été l'envoi à Haïti de quatre bateaux sur lesquels les équipages ont dû emprunter à la grosse pour subsister. Et comme les malheurs vont par troupe, la pauvre compagnie insulaire a sombré, entraînant dans sa perte nombre de petits capitalistes qui lui avaient confié leurs économies".

Après Valery Morelli

Issu d'une famille originaire de Bocognano qui, en 1793, avait causé quelques ennuis à Napoléon Bonaparte, François Morelli était devenu l'un des principaux collaborateurs du comte Joseph Valery, créateur en 1840 de la compagnie de navigation du même nom, l'une des principales de la Méditerranée occidentale avec ses vingt-cinq navires. De Marseille, son port d'attache, elle desservait régulièrement la Corse l'Espagne l'Italie et l'Algérie. Mais Valérie, qui s'est fait élire conseiller général, (30 janvier 1876) puis sénateurs de la Corse, et sa compagnie dès lors, selon « le petit bastiais », mal gouvernée. Lorsqu'il disparaît, le 26 mars 1879, il est à peine âgé de 53 ans.

Quatre années plus tard, (neuf mars 1883) Morelli constitue sa propre « compagnie insulaire de navigation à vapeur ». Au départ, elle dispose de 11 bateaux, obtient la concession des lignes postales Marseille Corse Sardaigne et Livourne, passe commande de deux autres bateaux, «le Bocognano » livrait en 1884, et le « ville de Bastia ».

Les ports desservis sont au nombre de neufs : Marseille, Nice, Bastia, Ajaccio, Livourne, Calvi, l'île rousse, propriano, Bonifacio.

Mais la concurrence se fait rude, notamment avec Fraissinet, qui met en service une unité qui relie en quinze heures Marseille à Bastia, et enlève à Morelli la concession du service postal.
Pour sauver son entreprise, l'armateur corse imagine alors de tenter l'aventure américaine. Le gouvernement d'Haïti la subventionne en 1885 pour qu'elle assure le service postal avec quatre bateaux. En raison de problèmes de pavillon que la lenteur des communications entre Paris et Port-au-Prince ne facilite guère, Haïti traite avec une autre compagnie et les bateaux de Morelli doivent regagner Le Havre après plusieurs mois passés à l'ancre dans cette île lointaine. La perte est considérable. Morelli est même contraint d'emprunter pour payer les équipages, corses pour la plupart. Et ses navires, saisis, sont vendus aux enchères pour une somme dérisoire : quatre vingt mille francs, alors qu'ils avaient coûté douze fois plus!

Le Sénat, puis la mort...

François Morelli, qui est conseiller général de Bocognano, se porte candidat au Sénat. Battu en 1888, il est élu le 13 janvier 1889 pour un mandat de courte durée, puisqu'il disparaît en 1892 à l'âge de 62 ans. L'année suivant son élection, il accompagne le président de la République Sadi-Carnot dans son voyage officiel en Corse. Mais sa "Compagnie insulaire" décline.

Les conséquences de l'aventure haïtienne et de la rude concurrence sur les lignes de Corse ont mis ses finances a mal. Et puis tout comme Valérie, il n'a pas su rester exclusivement un armateur attentif à la marche de sa maison. Dès lors, écrira « le petit bastiais » le coulage des bateaux, de l'administration, et le plus redoutable. Le patron voyage s'absente, participent aux assemblées deslibératrices, et ce qu'ils dépensent lui même pour soutenir son rôle de grand seigneur n'est rien par rapport à ce que l'on dépense pour lui.

Ainsi tomba la maison Morelli car, pour qu'elle ne tombât pas, il eût fallu que son chef eût du génie, le génie du dédoublement de l'ensemble et du détails.

Le tribunal de commerce de Marseille déclare en 1891 la compagnie en faillite. Le quatre mai 1892, on l'a vu, les bateaux sont vendus à Marseille où il succombe le 29 mai des suites d'une mauvaise chute qu'il fit à Paris.

Eloge funèbre du "Journal de la Corse" :
"Aujourd'hui que la mort a fait son oeuvre, qu'elle a brisé volontairement cette volonté de fer que le sort n'avait pu abattre, peut-être rendra-t-on justice à cet homme qui a rendu tant de services à ses compatriotes et qui, luttant avec une situation désespérée qu'il n'avait point créée, avait su par son énergie galvaniser cette compagnie insulaire dont il était le directeur, et contre le sort qui s'acharnait après elle, faire flotter pendant de longues années son drapeau sur la Méditerranée. Au moment même où la mort vient de l'atteindre, il était à la veille de voir ses efforts couronnés de succès. La Cour de cassation allait casser le jugement du tribunal de commerce de Marseille prononçant la faillite personnelle de M. Morelli et sa nouvelle compagnie "La Corse" qu'il avait organisée devait sous peu se constituer définitivement".

L'hommage d'Emmanuel Arène

Les obsèques ont lieu à Marseille, où un détachement d'infanterie rend au parlementaire défunt les honneurs militaires. Emmanuel Arène, député d'Ajaccio, président du Conseil général, rend hommage à sa mémoire. II rappelle que "l'homme qui est sorti des rangs du peuple pour s'élever jusqu'au poste de lui avaient assigné la confiance de ses concitoyens, qui est parti de son humble village pour jouer son rôle sur des scènes autrement vastes et autrement périlleuses. Qui privé de cette éducation brillante que seule alors la fortune pouvait donner, n'en a pas moins tenu intelligemment sa place partout où il a passé. Il est mort pauvre... Jusqu'à son dernier jour, Morelli est resté debout, s'acharnant à défier l'adversité. jusque sur son lit de mort, jusque dans son délire, il poursuivait son but, il parlait de ses projets, il entretenait les siens de ses espérances et de ses rêves d'avenir.
Victime d'une insoutenable concurrence la compagnie insulaire aura été la seconde et dernière compagnie régionale de navigation.

Article paru dans le supplément du vendredi de Corse Matin (octobre ou novembre 2005). De M. Paul SILVANI. Historien.